Vers un nouveau monde : la mutation du système mondial

*De gauche à droite : le choc Chine – USA, le siège de l’ONU, Boris Johnson en pleine campagne pour le Brexit, et la Covid-19.

Les mutations touchants les relations internationales sont indissociables d’un changement à la direction des affaires mondiales. La fin du leadership américain annonce plus qu’une simple passation de pouvoir. Lors de notre article sur le retour de la politique de puissance, nous évoquions la fin de la suprématie des États-Unis. Ce retrait se fait en trois temps :

  • Une première phase où le modèle libéral américain échoue à se poser en standard universel après la désagrégation de l’U.R.S.S.. Les années 2000 témoignent de ces changements(1). Il apparait que le plus grand échec de la diplomatie américaine après la guerre froide reste la Russie. L’ancien ennemi subit l’influence Occidentale durant les mandats de Boris Eltsine – 1991 à 1999 -(2). Tout bascule avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine le 26 mars 2000, il rejette les valeurs libérales. Le nouveau président réintroduit l’hymne soviétique – avec de nouvelles paroles – et lance une politique d’affirmation nationale – notamment en lançant la seconde guerre de Tchétchénie -(3). En ne parvenant pas à faire rentrer Moscou dans le concert des nations en bonne et du forme, Washington échoue à valider la victoire sur l’U.R.S.S.. L’idéal américain ne peut être implanté hors de l’Occident. Sur un autre front, la seconde guerre en Iraq écorne l’image de gendarme mondial de Washington. Moralement et idéologiquement, les U.S.A. subissent leurs premiers véritables revers.
  • Dans un deuxième temps, une nouvelle hyperpuissance émerge avec la Chine, qui possède un modèle social aux antipodes des U.S.A.. Prenant confiance, l’Empire du milieu teste ses capacités de manœuvre dans son voisinage proche avec succès. A présent, elle conteste l’hégémonie de son alter-égo Occidental dans les organisations internationales.
  • Enfin, l’attitude de la première puissance mondiale traduit une faiblesse depuis le deuxième mandat de Barrak Obama(4) – avec l’absence de réaction après le massacre de la Ghouta en Août 2013 – et un désengagement prononcé avec Trump. Les USA cèdent du terrain, ils ne sont plus les protecteurs du monde.

Nous sommes à la croisée des chemins, le fondateur des institutions modernes faiblit et voit son pouvoir remis en question. Ces changements annoncent une nouvelle phase des relations internationales avec le retour de la politique de puissance.

L’appel d’outre-tombe, les anciens empires face à leur passé

L’U.R.S.S. – et dans une moindre mesure l’Empire Russe -, le Sultanat Ottoman et le Commonwealth marquèrent l’imaginaire de leur peuple. De nos jours, ils restent sources de fierté, mais aussi de frustration. Ce passé habite les manœuvres politiques autant que militaires de ces nations héritières.

Le Commonwealth apparaît comme le plus grand des Empires coloniaux

Le cas du Royaume-Uni apparaît emblématique de ce phénomène de réminiscence identitaire. Ce pays a dominé le monde durant plus d’un siècle et intégra nombres de nations. La lente diminution de l’influence anglaise sur le court des évènements se fit par une passation du pouvoir sans contestation(5), avec l’arrivée sur l’échiquier mondial des USA – nation issue de l’Empire anglais -. Le Royaume-Uni embrassa la domination américaine, mais avec les années, il se rapprocha de plus en plus de l’Union Européenne. Le Brexit annihila l’intégration en cours sous l’impulsion de l’Angleterre – créateur du Royaume-Uni -. Le peuple anglais ne souhaitait pas être fondu dans un ensemble plus grand, lui qui avait dominé tant d’autres. La suite nous la connaissons, ce pays est désormais seul et face à un risque de désintégration de son union.

La Russie et ses satellites sous l’U.R.S.S.

La situation de la Turquie et de la Russie diverge. Les Empires Ottoman et Soviétique disparurent brutalement et ils durent faire face à une communauté internationale trop envahissante à leur goût(6). Depuis la chute de l’U.R.S.S., Moscou semble bien seul retranché dans son ancien précarré. La moindre tentative de s’introduire dans sa zone d’influence provoque son intervention comme en Géorgie, en Ukraine ou dernièrement au Haut-Karabagh – pour contrecarrer l’intervention Turque -. Le Kremlin joue de la fibre patriotique et de son rôle en tant que garant de la stabilité pour conserver le pouvoir. Malgré les sanctions économiques, l’édifice tient bon. Moscou use des institutions internationales uniquement lorsque cela paraît indispensable – droit de véto -. La Russie commence même à sortir de son domaine habituel pour investir l’Afrique. De son côté, la Turquie moderne rejeta le traité de Sèvre(6) – en 1920 – et poussa à l’exode les populations grecques. Consciente de sa faiblesse, la Turquie resta en retrait des affaires et lança un grand nombre de réformes. Après la seconde guerre mondiale, Ankara respecta le système mondial tant que les USA faisaient régner leur ordre. Le repli des U.S.A. et l’élection d’Erdogan permirent le retour du nationalisme turque et pousse le pouvoir dans une fuite en avant. Le sultan multiplie les interventions extérieures : Chypre, Libye, Syrie et Haut-Karabagh. Cette politique affaiblit l’économie du pays(7). Erdogan joue gros, il ne peut se permettre un échec sur ces dossiers tant il a investi, et ce, au prix de la stabilité. Là réside le danger d’un conflit, il tentera le tout pour le tout pour atteindre son objectif – la grandeur nationale -, il a trop à perdre. Ces deux anciens empires profitent du nouveau monde qui se présente à nous, un monde sans une véritable puissance hégémonique.

L’Empire Ottoman a son extension maximale

Chine-USA, Covid-19, à l’orée du nouveau monde

Le durcissement des relations américano-chinoise et l’émergence du Covid-19 sont deux éléments indissociables du changement en cours. La course entre l’ancienne et la nouvelle hyperpuissance cristallise l’attention du monde. Cette ligne de force pose le cadre dans lequel se déroule cette évolution. Le coronavirus SRAS-COV-2 de par son importance dans les affaires humaines donne le tempo de la mutation à venir(8). Pour le moment, l’humanité ne peut que tenir compte de ce facteur implacable. Les nations communiquent par vidéoconférence – comme pour l’édition du G7 en Arabie-saoudite -, les rencontres se font plus sur internet qu’en face à face. Le manque de proximité nuit à la diplomatie et accentue les tensions. Des États usent du virus pour tenter de prendre l’avantage dans certaines régions, comme la Chine avec la diplomatie du masque(9). Il semble évident que la nation qui aura le vaccin le plus fiable gagnera en influence. Pékin a pris de l’avance pour l’instant, que ce soit au niveau économique ou politique. Il reste à savoir si cela suffira à prendre un avantage décisif, car l’Occident n’a pas encore dit son dernier mot – les vaccinations massives ne sont plus qu’une question de temps –

Dans peu de temps, la course entre la Maison Blanche et Zhongnanhaï changera de nature(10). Le rapport entre les deux nations évolue rapidement:

  • De la reconnaissance de la Chine par Nixon à l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013 se déroule une période d’entente en bonne intelligence : ce sont des partenaires commerciaux. La main d’œuvre chinoise sert à alimenter l’Amérique et l’Europe. Les USA écoulent de leur côté des biens à haute valeur ajoutée.
  • Le nouvel empereur rouge prend le pouvoir et lance une politique d’affirmation nationale, avec la mise en place de stratégie visant à asseoir l’influence de la Chine dans son voisinage proche – cela provoque des incidents notamment avec les îles Paracels- . Pékin avance aussi ses pions en Afrique et obtient une base militaire à Djibouti – sans piste d’atterrissage actuellement -. Les rapports avec les américains se font moins aisés et se tendent.
  • L’élection de Donald J. Trump en 2016 lance une nouvelle étape, agressive. Le président lance un programme censé rétablir la balance commerciale en faveur des U.S.A. La première victime est la marque Huawei, nombre de nations refusent que le mastodonte chinois fournisse les pièces détachées aux systèmes de communication de peur qu’elles servent à espionner(11). La Chine réagit en changeant de partenaire avec la signature du plus grand accord de libre échange jamais conclut – en théorie -(12). L’Empire du Milieu murit ce projet depuis de longues années, mais profite du retrait relatif des U.S.A. avec la politique de Trump. L’absence américaine n’ôte pas les réticences de certains membres, mais les contraints à trouver des alternatives. La Chine offre plus de perspectives économiques, tout simplement. Washington ressentira le coût de ce projet sous peu.

Le statuquo se mue en une relation de plus en plus tendue. Les théâtres où les deux puissances se retrouveront face à face vont se multiplier. Première puissance depuis bientôt un siècle, les U.S.A. ne laisseront pas leur place facilement. L’esprit même de l’Amérique symbolise la grandeur dans la liberté et une certaine idée de la justice. Il y a peu de chance que Washington laisse une dictature reprendre le flambeau.

Conclusion, Où va-t-on ?

Une nouvelle phase s’amorce avec l’élection de Joe Biden, et sa phrase “L’Amérique est de retour, prête à guider le monde”(13) annonce la couleur. Les U.S.A. souhaitent revenir aux affaires, mais il avertit aussi les pays ayant profité du “retrait” de l’Oncle Sam. Il reste à savoir dans quelle mesure le nouveau président entend appliquer cette politique. Washington paiera cher pour retrouver les zones d’influences qui ont été abandonnée. Au Moyen-Orient, les Kurdes ne pardonneront pas le coup de poignard dans le dos de l’administration Trump, de même que l’importance prise par la Russie dans la région risque de contrarier tout retour. En Europe, l’Union des nations profita de l’ère Trump pour prendre plus d’indépendance et ce malgré ses divisons. En Asie, la Chine a profité de l’absence des U.S.A. pour augmenter considérablement sa présence. Si aucun des deux titans n’acceptent de faire des concessions, la guerre n’est pas à exclure. Les institutions héritées de la Seconde Guerre Mondiale comme le conseil de sécurité permettent le dialogue, mais elle s’apparentent plus à une tribune. Elles n’offrent néanmoins plus d’avancée significative. Ou en sont les droits de l’homme ? L’environnement ? Il y a bien sur des accords, des engagements, mais dans le fond rien ne se passe. Nous sommes à un point de bascule entre l’ancien et le nouveau monde. Nombre de peuples entendent jouer un rôle et pas seulement Pékin. La Covid-19 met en lumière les faiblesses et accélère les tendances, sans pour autant qu’elles soient définitives. Le moment d’une nouvelle Charte des Nations unies et d’un nouveau Bretton Woods approche. Il se fera après un autre choc international, s’additionnant à la Covid-19. Nous assistons à la naissance d’un nouveau monde multipolaire avec une configuration inédite. Une époque où un nouvel équilibre des forces se met en place, avec plusieurs hyperpuissances et des nations de puissance de moindre importance décidées à tailler leur place sur l’échiquier mondial.

Notes

(1) Les États-Unis se retrouvent grand vainqueur de la guerre froide , mais ils n’arrivent pas à capitaliser sur cette victoire. Des contre-modèles dont la réussite économique ne peut être remise en question émergent, comme la Chine.

(2) Voir l’ouvrage d’Alexandre Orlov, Un ambassadeur russe à Paris, Paris, Fayard, 2020.

(3) Les accords de paix de Khassaviourt entérinent la défaite de la Russie et l’indépendance de la Tchétchénie. La faiblesse de Moscou apparaît aux yeux de tous. Vladimir Poutine souhaite éviter un appel d’air avec d’autres républiques de la fédération de Russie et déclenche la seconde guerre de Tchétchénie.

(4) Barack Obama cherche-t-il à échapper à la responsabilité des attaques chimiques d’Assad? – L’Express

(5) L’appui américain permet au Royaume-Uni d’obtenir une victoire qu’il n’aurait pu espérer. Londres ne voit pas d’un mauvais œil qu’une de ses anciennes colonies prenne les affaires mondiales en main, car elle jouit d’une relation spéciale “special relationship” avec Washington.

(6) Dans les deux cas, ces nations jugeaient que la communauté internationale faisait partie de l’autre camp. A partir de là, il apparaît difficile d’établir un dialogue sincère et surtout de faire appliquer des traités.

(7) La crise de l’économie turque, talon d’Achille d’Erdogan – Reportage 08.10.2020 – YouTube

(8) Il est difficile de prédire l’évolution de la pandémie. Une chose est certaine, le vaccin seul ne suffira pas, un traitement complémentaire augmenterait les chances d’en finir avec la crise.

(9) « La diplomatie du masque de la Chine a fait flop » (lemonde.fr)

Sur l’Europe, avec la Covid 19, la Chine tombe le masque (robert-schuman.eu)

(10) En 2020, la House Intelligence Committee fait état d’agressions atteignant un niveau inédit, et ce même par rapport à la Guerre Froide. Quelque soit l’administration à la direction des affaires, elle tiendra compte de ce paramètre et agira en conséquence. Les élections présidentielles freinèrent la mise en place de politiques adaptées. Les services de renseignements chinois devancent la CIA – Capital.fr

(11) Etats-Unis, Europe, Australie, Grande-Bretagne, Japon: pourquoi Huawei les inquiète tant (bfmtv.com)

(12)La Chine signe le plus vaste accord de libre-échange au monde ! – Capital.fr

(13) Etats-Unis : pour Joe Biden, “l’Amérique est de retour, prête à guider le monde” (francetvinfo.fr)