*De gauche à droite : monastère de Tatev en Arménie, guerre du Haut-Karabagh, signature d’un cessez le feu entre les parties le 9 octobre 2020 – non respecté -, et des gazoducs.
Premier État chrétien, pays au croisement des Empires, l’Arménie lutte depuis sa création pour son existence. Le conflit du Haut-Karabagh et l’implication de nombreux acteurs révèlent l’importance de l’axe stratégique sur lequel se trouve cette nation. Il ne s’agit pas d’une première historique, d’autres ont souffert de leur position géographique à l’instar de la Pologne(1) – entre les peuples germaniques et russes -. Erevan fait face aux luttes d’influences au sein de son espace en adoptant diverses postures – de gré ou de force -. Actuellement, la pression apparaît maximale, le pays se trouve pris en tenaille(2), à l’est et à l’ouest par ses deux plus grands ennemis : l’Azerbaïdjan et la Turquie. Au Nord, la Russie reste passive et se réserve le droit d’intervenir en cas de déséquilibre régional trop important. Au Sud, l’Iran suit avec intérêt le développement de la situation et souhaite ne pas voir Bakou gagner en puissance(3). Autre intervenant et non des moindres, Israël : l’État hébreux apporte son expertise militaire à l’Azerbaïdjan, qui est un de ses fournisseurs d’hydrocarbures – 40% de sa consommation de pétrole – et un allié incontournable dans sa politique anti-iranienne. Quelles possibilités pour l’Arménie dans ces conditions ?

Une position intenable
Point de jonction entre l’Asie, l’Europe et l’Orient, la région sous influence arménienne a de tout temps été une zone disputée(4). Jamais dans l’histoire, une nation n’a eu à affronter une telle diversité d’ennemis. Les arméniens investissent la région vers le VIIème siècle avant JC. La zone Sud-Caucasienne apparaît comme le berceau de cette civilisation et elle est idéale pour une guerre défensive. Cette présence contrarie les grandes puissances voisines, qui voient dans son existence, un danger persistant à leurs bordures – voir un frein à leurs expansions -. Aujourd’hui, ce pays se réduit à 29800km2 – taille de la Belgique – possède 76.5% de son territoire entre 1000 et 2500 mètres d’altitude, avec une pointe à 4090m – le mont Aragats -.

Après des siècles de survie et de rêve d’une Grande Arménie, ce peuple fait face à l’un des plus grands tournants de son histoire avec le déclenchement de la Première Guerre Mondiale. En Turquie, la peur et la haine frappèrent aveuglement les populations arméniennes à partir de ce mois d’avril 1915. L’Empire Ottoman entame le conflit mondial, affaiblit par des siècles d’une lente déliquescence(5). La peur d’une alliance de cette minorité avec les russes et les velléités d’indépendance motivent le génocide. Dans ce contexte, la reconstitution de leur nation historique sans le soutien des arméniens turques paraît compliqué. Sans compter que dans le même temps émerge un talentueux politicien et militaire : Mustafa Kemal Atatürk. Il reprend en main la Turquie et brise le rêve arménien(6). Trop faible, Erevan se résout à demander la protection de l’U.R.S.S. – en 1920 – pour faire face à ses puissants voisins. Effet pervers de cette aide, le pouvoir bolchévique vomit les nationalismes “sources de divisions et de conflits”. À cette fin, Moscou donna le Nakhitchevan et le Haut-Karabagh – ce dernier peuplé majoritairement d’arméniens – à l’Azerbaïdjan en 1923(7), l’éphémère Grande Arménie se réduit au territoire actuel après la signature du traité de Lausanne. Dès lors, les arméniens nourrirent un irrédentisme pour le Haut-Karabakh, qui se concrétisera en 1994 par la victoire sur Bakou(8).
Après des siècles de recul, ce peuple tient son succès. Il a abandonné tant de terres, que cette conquête apparait bien plus qu’un gain, mais l’application de la justice – du point de vue arménien -. En 2020, cette guerre mis sous silence pendant des décennies reprit. Elle agit comme un révélateur des changements majeurs qu’a connu cette région du monde durant ces trente dernières années.

Un conflit régional pour une lutte d’influence continentale
La découverte de gigantesques gisements d’hydrocarbures en mer Caspienne – à partir des années 1980 – et la chute de l’UR.S.S. bouleversèrent la géopolitique de la région. La puissance communiste ne possédait pas les fonds nécessaires pour exploiter ces richesses et interdisait toutes tentatives de pénétrations étrangères. L’implosion de l’Empire Soviétique permit l’ouverture économique des nations jouxtant la mer intérieure. La zone devient dès lors le théâtre d’une nouvelle phase du “Grand Jeu“(9). Les grandes puissances mondiales voient dans ces ressources l’occasion de se soustraire de la dépendance énergétique de la Russie et des nations arabes – entre autres -. La Chine, les U.S.A. et l’ Union Européenne pour ne citer que les plus influents se lancent dans des programmes d’approvisionnements énergétiques.

Parmi ces États, l’Azerbaïdjan lance son projet d’exploitation d’énergies fossiles avec la signature en 1994 du “contrat du siècle“. Il se différentie des autres nations par sa volonté d’user de ces gisements de manière totalement indépendante(10). Des États voient en Bakou l’occasion de trouver un fournisseur exclusif et vierge de toute influence extérieure, c’est le cas d’Israël. L’État du Proche-Orient saisit l’opportunité d’établir une entente durable avec un pays musulman(11), il fait partie des premières nations à reconnaître son indépendance. Les relations s’étoffent rapidement avec la signature d’accords commerciaux et militaires(12) – comme la fourniture d’armes pendant la première guerre du Karabagh -. L’entente avec un pays musulman permet de contourner la stratégie d’isolation des pays arabes. Rétive à ce rapprochement, la Turquie finit par voir dans cette relation un atout dans ses projets(13). La construction de l’oléoduc “Bakou-Tbilissi-Ceyhan” en mai 2006 couronne le réalisme politique et l’entente des trois acteurs – Un producteur, une zone de transit et un client -. L’Azerbaïdjan dispose ainsi des ressources financières nécessaires pour moderniser son armée et préparer sa guerre.

La guerre du Haut-Karabagh de 2020 représente une source d’instabilité, tout en étant une opportunité. Il y a une nouvelle convergence d’intérêts pour l’AIT – Azerbaïdjan, Israël et Turquie – :
- Il s’agit pour Bakou d’en finir avec l’affront de la première guerre du Karabagh et de récupérer sa “terre”, tout en obtenant un corridor pour relier le Nakhitchevan à la nation mère – pour éviter de contourner l’Arménie en cas de nouveau pipeline ? -,
- L’appui turque s’inscrit dans la continuité de sa stratégie diplomatique dans la région. La relation étroite entre les azéris et les turques se noue naturellement – Ankara est la première capitale à reconnaître l’indépendance de l’Azerbaïdjan en 1991-, facilité par une langue proche et une culture commune – une nation deux États -. Elle se renforce par des intérêts économiques convergents(14) et un ennemi commun. Cette guerre permet de déstabiliser durablement le premier État chrétien et de supprimer sa présence dans le Sud-Caucase. L’Arménie est le seul pays non turcophone entre la Turquie et le Xinjiang et son abaissement établi une continuité(15),
- Tel Aviv appuie tout projet pouvant renforcer son allié et diminuer la portée du rêve de rassemblement shiite de Téhéran.
Les autres puissances observent le conflit de loin et ne souhaitent guère s’y trouver impliquées :
- La République Islamique suit la situation avec attention, elle voit dans les relations des AIT un danger à son souhait de se poser en leader du monde shiite et de son influence dans le Sud-Caucase. Erevan représente dès lors la seule présence pouvant entraver la réunion des deux nations turcophones,
- La Russie attend le dernier moment pour intervenir avant que le Haut-Karabagh ne soit définitivement perdu. Moscou use de l’Arménie comme faire valoir pour garder son influence dans la sous-région face à un Recep Erdogan envahissant. La Turquie consomme principalement du gaz russe et la construction du TANAP contrarie son puissant fournisseur,
- L’Europe ne dit mot, une victoire d’Erevan peut déstabiliser son approvisionnement via le TANAP,
- Le silence de Washington paraît étonnant, mais en 20 ans la première puissance mondiale est devenue le premier producteur de pétrole brut. Sans oublier que Trump présidait encore cette nation durant le conflit, il souhaitait ne plus engager son pays dans des guerres “lointaines”.

L’Arménie se trouve bien seule face à une préparation diplomatique et militaire minutieusement orchestrée. La bataille du Haut-Karabagh était perdue avant d’avoir commencer.

Conclusion, que faire ?
La dimension continentale du conflit paraît insurmontable pour un pays comme l’Arménie. Le recours à la force ne peut plus être une option, la victoire de 1994 ne pourra être reproduite à court terme. Intérieurement, il reste à moderniser la nation et se tourner vers le soft power en investissant dans le tourisme, la culture – utiliser la diaspora arménienne – et la diplomatie. Préalable à tout cela, il faut éliminer la corruption – facile à dire – et accepter les causes de la défaite : l’immobilisme. À l’extérieur, il s’avère primordial de repartir sur de nouvelles bases avec la Russie et ne plus compter sur sa protection. L’indépendance un peu trop démonstrative de Bakou irrite le Kremlin et cela offre des possibilités. Sans oublier l’Iran, il s’agit ici de renforcer les liens déjà établit sans pour autant devenir un allié incontournable(16). Il apparaît difficile que le blocus mis en place par la Turquie et l’Azerbaïdjan s’arrête sans des concessions majeures, comme la restitution de l’enclave montagneuse et la mise sous silence du génocide. Il ne reste donc qu’une seule possibilité, se relever seule et préparer la défense de ce qu’il reste du Haut-Karabagh. Bakou voudra surement l’intégralité du territoire et il y a fort à parier que si rien ne change, Erevan perdra le peu qu’il lui reste.
(1) Le partage du territoire polonais se produit à 4 reprises – 1772, 1793, 1795 et 1939 -.
(2) Les deux pays turcophones établissent un blocus sur l’Arménie – fin 1991 à sa frontière azerbaidjanaise et en avril 1993 pour sa frontière turque -. Il asphyxie l’économie arménienne et freine sa modernisation. Il reste bien les russes et les iraniens, mais les deux nations subissent des sanctions américaines. Dans ce contexte, il apparaît difficile de mettre en place de véritables projets d’infrastructures et de se connecter au commerce mondial – grande source de revenus -.
Voir :
Arménie | AFD – Agence Française de Développement
VU DE TURQUIE. Une fermeture bien symbolique (courrierinternational.com)
(3) Une forte minorité azéri peuple le nord de l’Iran, représentant 25% de la population -16 millions de personnes -. Un soulèvement de cette ethnie couplé à une aide de l’Azerbaïdjan soutenu par Israël affaiblirait durablement la République Islamique. Elle ne pourrait dès lors prétendre à la direction des shiites. Téhéran fait son possible pour appuyer l’Arménie sans se mettre à dos cette minorité.
Pour plus de précisions :
(4) Les Arméniens des origines à nos jours, une carte animée de Vincent Boqueho – YouTube
(5) Le siège de Vienne en 1683 signe la dernière opération d’envergure de l’Empire Ottoman avant qu’il ne soit sur la défensive et ne recule inexorablement. Pour plus de précisions :
Encyclopédie Larousse en ligne – Empire ottoman
(6) Le traité d’Alexandropol (Gyumri) signé le 3 décembre 1920 met fin à la guerre arméno-turque.
(7) Staline – commissaire du peuple aux nationalités à ce moment là – trancha en faveur de l’Azerbaïdjan pour faire de l’U.R.S.S. un médiateur incontournable et renforcer l’emprise du parti sur ces deux nations. Il s’agit aussi de ménager Bakou producteur historique d’hydrocarbures.
(8) En Azerbaïdjan, l’U.R.S.S. jouit d’une image déplorable, suite à des évènements comme le janvier noir. Lors de son indépendance en 1991, la nation turcophone rejoint la CEI, mais pas le traité de sécurité collective avant fin 1993 et préfère se tourner vers l’Occident. Le Kremlin n’appréciera guère cette attitude et laissera le Général ukrainien – ex soviétique – Anatoly Zinevich organiser les bataillons défensifs du Haut-Karabagh. Dans un conflit où les deux partis jouissent d’une expérience militaire mince, l’expertise d’un homme ayant servit en Afghanistan en tant que chef d’État-major s’avère d’une grande aide. Parallèlement à cela, la situation intérieure s’avère instable et la nation pétrolière ne peut soutenir efficacement la guerre.
Pour plus d’informations :
Traité d’amitié, d’entente et de coopération entre la France et l’Azerbaïdjan (senat.fr)
(9) Le grand jeu “Great Game” est la course pour l’acquisition d’une zone dans sa sphère d’influence pouvant donner un avantage décisif au niveau mondial. La première mention concerne la course entre l’Empire Russe et l’Empire Britannique en Asie centrale pour la mise sous tutelle de cette région. Les richesses de la mer Caspienne – moindre qu’espéré – lancèrent une nouvelle phase appelé ” New Great Game” entre la Chine, les États-Unis, l’Union Européenne et la Russie – pour ne citer qu’eux -.
(10) La définition juridique de la mer Caspienne a été longuement soumise à débats, après plus de vingt ans de pourparlers, un statut mixte a été adopté : “Cette « Convention » prévoit ainsi la définition d’eaux territoriales (sur lesquelles s’étend la souveraineté de l’État côtier) fonction de la longueur de côte de chaque État, et s’étendant à 15 milles nautiques maximum (27,8 km) à l’intérieur de la mer. À cela viendrait s’ajouter une zone adjacente de pêche de 10 milles nautiques (18,5 km) supplémentaires. En revanche, la Convention ne fixe pas de règles pour l’exploitation des ressources offshore en hydrocarbures qui sont déjà établies pour la partie nord de la mer mais qui restent à construire au sud. Le reste de la Caspienne, la plus grande partie, est préservé en tant que zone commune.“. L’Azerbaïdjan n’a pas attendu l’aboutissement des négociations pour exploiter ses gisements. La Russie a été associé dès le départ par la création d’un consortium pétrolier, ce qui évite toute entrave de Moscou au projet de Bakou.
Pour plus de détails : L’accord « historique » sur la mer Caspienne, symbole d’un recul iranien ? – Areion24.news
(11) Dans les années 1990, aucun État musulman ne souhaite dialoguer avec Israël en soutien à la cause palestinienne. La mise en place de relations avec l’Azerbaïdjan permet de contourner la stratégie d’isolement des pays arabes et démontre la fiabilité de l’État hébreux. Le soutient militaire et technologique montre qu’une alliance avec Tel-Aviv ne peut être que bénéfique. Tout cela prend son sens avec le rapprochement entre les Émirats-arabes-unis, Bahreïn, l’Arabie Saoudite et l’ancien ennemi ces derniers mois. Ryad souhaite profiter du savoir faire israélien pour la création de la ville de Neom.
(12) La convergence d’intérêts économiques et politiques motive cette relation étroite. Bakou craint l’influence de Téhéran et la politique israélienne d’endiguement est en phase avec le souhait d’indépendance de la nation azéri. Cette dernière sert dès lors de base arrière pour les opérations secrètes de l’État hébreux. L’expertise militaire de Tsahal et la fourniture de drones kamikazes – entre autres – donne un avantage décisif dans le conflit de 2020.
Pour plus d’informations :
L’Azerbaïdjan, le terrain d’atterrissage secret d’Israël | Slate.fr
(13) Les relations entre la Turquie et Israël sont cordiales jusqu’à une dégradation progressive à partir des années 2000, avec en point d’orgue l’arraisonnement de la flottille pour Gaza en 2010. Après cette séquence, Ankara opère un basculement vers une Realpolitik dans son espace proche. L’environnement régional change radicalement avec le printemps arabe en 2011 et les guerres civiles libyenne et syrienne. L’ancienne puissance ottomane profite de cette instabilité en lançant les opérations “Bouclier de l’Euphrate” et “Source de Paix”. Tel-Aviv soutient en coulisse cette opération qui affaiblit un de ces plus grands ennemis.
(14) L’Azerbaïdjan tient une place centrale dans la stratégie énergétique turque.
Pour plus d’informations voir :
Turquie-Azerbaïdjan : liens idéologiques ou relations stragégiques ? | Cairn.info
(15)Les pays allant de la Turquie au Xinjiang – sauf l’Arménie – possède en commun un tronc linguistique turcophone et une religion, l’islam sunnite. Erdogan saisit l’importance géopolitique de cet ensemble – l’Asie centrale – entre la Chine, la Russie et l’Inde. Il avance doucement ses pions pour se poser en alternative face aux grandes puissances. Il nous apparaît que la politique extérieure turque n’est pas uniquement teinté de néo-ottomanisme – Libye, Iraq et Syrie -, mais aussi panturque. Il nous reste à appréhender sa portée.
Pour mieux appréhender le groupe linguistique de l’Altaï voir :
(16) Téhéran appuie quotidiennement Erevan en laissant sa frontière ouverte et l’alimente en gaz. Il faut souligner qu’un rapprochement trop important avec l’Iran, risque de pousser l’Arménie dans le spectre d’intervention d’Israël.
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